L'aubade au Père Noël
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Le vieux Groïm, sans qui l'on ne sait comment marcherait la maison du
Père Noël, pressait les derniers arrivants: « allez, dépêchons,
dépêchons, nous allons commencer ! » Mais bien que l'heure du début de
la répétition approchât effectivement, la grande Salle Commune des
lutins bruissait encore fortement des « bonjour !» , des « ça va ? »,
des embrassades et des retrouvaillent des joyeux membres de la chorale
du Père Noël.

Il se réunissaient ce soir pour mettre la dernière main à l'aubade
qu'il est de coutume de chanter pour le Père Noël au retour de sa
Grande Tournée.

Alors que le vieux Groïm fermait la porte derrière deux lutins tout
essouflés, Kinola, le nouveau chef de choeur qui gardait ferme son
intention d'élever sa turbulente troupe au sentiment du chant,
s'escrimait à ajuster les tonalités du vieil harmonium qui lui servait
de guide-chant. Lorsqu'il fut satisfait du résultat obtenu, il éleva
les yeux et la voix en direction du jovial brouhaha qui ne manifestait
encore aucune intention de s'interrompre: « En place, on commence ! »

A son injonction, le mouvement brownien des papotages et des échanges
de nouvelles s'organisa pour se stabiliser en une demie lune où
chacune et chacun avait rejoint son registre. Une dernière
plaisanterie fusa de chez les ténors tandis que commençaient les
exercices d'échauffement: « ouvrez bien les côtes... en appui sur
les plantes, respirez » conseillait Kinola avant de lancer le thème de
la première vocalise: « les basses... avec les barytons... les
ténors... les alti... sans les basses... mezzi... sans les
barytons... les soprani, sans les alti... parfait ! » conclut le chef
de choeur en fronçant un sourcil amusé mais sévère en direction des
basses - enfin, pas toutes - qui singeaient la vocalise des soprani.

Tentant d'ordonner ses partitions dont les feuillets prenaient un
malin plaisir à glisser de leur pupitre comme des choristes glissent
une remarque ironique au registre d'en face, il annonça que l'on
allait reprendre le travail du nouvel arrangement - dont il était
somme toute assez fier - de "Ô ciel, comme brillent tes étoiles",
mesure 14. Il donna sa note à chaque registre et compta « ...3, ...4 !
». Les ténors partirent trop haut, les soprani trop bas et les
barytons, pas du tout. « Bon, déclara Kinola, tous assis, sauf les
ténors » Chacun s'assit, sauf les ténors vers qui le chef se
dirigea. La main gauche levée en direction des mezzi pour couper cours
à toute véléité de reprise de bavardage, il se rapprocha des ténors
et leur chanta l'attaque de la mesure 14 jusqu'au délicat passage de
la 17 à la 19. Puis, ce fut le tour de chacun des registres, y compris
ceux qui ne semblaient pas avoir fauté car un bon chef de choeur ne
doit montrer ni trop d'aménité, ni trop d'animosité envers les uns ou
les autres.

Revenant au foyer du demi cercle des choristes, Kinola les défia
d'exécuter le morceau dans son entier. Le quinconce des alti facilla
légèrement alors que certaines tentaient discrètement de passer de
l'avant à l'arrière, basses et barytons affichaient une assurance que
démentait quelque peu des mouvements de glottes avalant leur salive,
les ténors se demandaient si la dernière vanne de l'un des leurs était
vraiment salace ou non, les mezzi donnaient le change en
réssistant à la tentation de reprendre la discrète et passionnante
discution qu'elles avaient entammée alors que Kinola faisait
travailler les ténors, les soprani levaient vers le plafond des yeux
que l'on eût pu croire inspirés alors qu'ils y cherchaient
anxieusement la note à atteindre. Bref chacune et chacun se
préparait.

Le chef de choeur, imperturbablement impitoyable, pointa du doigt
chacun des registres en leur donnant la note. Puis il suspendit ses mains,
compta et lacha l'une puis l'autre afin que chacune et chacun reçût le signal du
départ. Les voix s'élevèrent tantôt soutenues par une paume ouverte
au ciel, tantôt capturées dans un poing refermé et bientôt
libérées par la volute d'une main. Du bout des doigts ou par brassée,
Kinola jouait d'un instrument vivant; ranimant là une modulation,
appaisant ici une montée trop abrupte, rappelant au tempo, souligant
l'harmonie. Avec lui, le choeur franchissait les mesures avec
assurance - enfin pas tout-à-fait tout le choeur, les basses s'étaient
un peu égarée mesure 13 et se concertaient interrogativement du regard
pour se raccrocher à qui semblait être encore dans le ton et dans les
temps.

Mais au final, toutes et tous y furent. Kinola, d'un soupir des deux mains
éteignit l'ultime note de l'ultime mesure et le silence chantait
encore dans le coeur soulagé de chacune et chacun.

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