Le Père Noël est bricoleur
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Le regard que le Père Noël posait sur le tas de planches était chargé
d'une certaine perplexité. Lorsqu'il glissa sur les outils alignés à
leur côté il se teinta d'une appréhension certaine. Et quand, il se
tourna vers le mur au pied duquel tout cela était réuni, il vacilla
sous la menace d'une panique. Mais le Père Noël sut endiguer ce
dangereux mouvement d'un balancement négatif de la tête. Il soupira :
«Non, non, pas de panique. Ce qui est dit est dit. Ce qui doit être
fait doit être fait. J'ai dit qui que je les monterai moi-même et je
les monterai.»

Il s'empara donc résolument de la scie ; pour la reposer aussitôt et se
saisir du mètre et du crayon. Il mesura deux planches qu'il marqua à
205. Il les mit de côté et mesura cinq autres planches pour les
marquer à 154. Il disposa la première des planches sur le tabouret de
bois qu'il avait apporté de la cuisine, la cala fermement sous sa
botte et s'empara de nouveau avec résolution de la scie.

Mais avant que la première dent de la scie eût attaqué la fibre
d'angle de la planche, la résolution du Père Noël s'obscurcit de doute
et il leva les yeux vers le mur encore nu qui lui faisait face avec
une sorte de muet défi. Sans quitter le mur des yeux, le Père Noël
reposa précautionneusement la scie et chercha à tâton le mètre qu'il
finit par trouver coincé entre deux planches. Il s'en saisit et se
dirigea vers le mur. Entre la porte et le décrochement du conduit de
cheminée, il mesura 145. «Nom d'un sapin gromnela-t-il, qu'allais je
faire ?».

Le Père Noël revint à ses planches et ajusta les marques en fonction
de ses dernères mesures. Cependant, son esprit recomptait : «205
divisé par 30 égalent 6,83». Le Père Noël n'était pas trop mauvais en
calcul mental. Il songea ensuite qu'avec cinq planches espacées de 30
centimètres, en comptant leur 3,5 d'épaisseur, il atteignait une
hauteur de 167,5. Il avait donc largement la place pour une sixième
étagère. «Par ma hotte et mes bottes, il me faudra une huitième
planche, maugréa-t-il.»

Il se refusa d'appeler l'atelier pour qu'on la lui apportât et enfila
sa houpelande pour l'aller chercher lui-même puisqu'il avait dit qu'il
les monterait lui-même ces étagères, «nom d'un lutin en bois».

Lorsqu'il revint muni de sa huitième planche et qu'il l'eut marquée à
la bonne longueur, la scie avait disparu. «Par les patins de mon
traîneau» ronchonnait-il en tournant et retournant planches, outils et
tabouret, «où est passé cette fichue scie que j'ai tout-à-l'heure
précautionneusement posée sur le manteau de la chem...» Le Père Noël
se tut intérieurement et abatit avec une rageuse résignation sa main
sur la poignée de la scie.

Il disposa la première planche sur le tabouret, la cala fermement sous
sa botte et attaqua avec énergie les fibres du bois. Avec un peu trop
d'énergie sans doute car de grossiers éclats défiguraient le trait de
coupe dont la scie déviait inexorablement. «Calme toi Père Noël, calme
toi» se dit le Père Noël. Et le Père Noël se calma. Du moins mit-il
fin aux mouvements intempestifs de sa scie. Il exhala un très profond
soupir, retourna la planche pour l'attaquer de l'autre côté avec plus
de méthode cette fois. D'un mouvement appuyé, mais régulier, il
approcha bientôt de l'horrible première entaille qu'il avait faite. Il
redoubla de concentration et réussit à rejoindre celle-ci sans que le
biais de la jonction ne se vît trop. «Et d'une !» énonça le Père Noël.

Nous n'ennuierons pas le lecteur avec le récit détaillé des fausses
coupes entamées sur le mauvais trait laissé par une première mauvaise
mesure, par la description circonstanciée de l'air navré du Père Noël
lorsque la planche, quoique non encore entièrement découpée, ployait et
tombait avec un sinistre craquement, ni par l'énumération exhaustive des
jurons accompagnant chaque fois où la scie, pour une raison que seule
une scie peut connaître, coinçant ses dents dans le bois, pliait
dangeureusement sa lame. Ajoutez à cela que le Père Noël n'avait pas
lésiné sur la robustesse du bois qu'il avait choisi -- «pour des
étagères, mieux vaut prendre du costaud» avait-il doctement, peut-être
péremptoirement, asséné au lutin Maître Menuisier chez qui il était
allé chercher ses planches lorsque celui-ci lui faisait remarquer que
son choix était peut-être un tantinet sur-dimensionné -- et que vaincre
à la scie une telle robustesse demandait un effort soutenu.

À l'issue de ces éprouvantes péripéties, le Père Noël ressentit le
besoin d'un réconfort bien mérité sous l'espèce d'un doigt de liqueur
de bourgeons de sapin dont il gardait toujours un flacon dans un
tiroir de son bureau. Et c'est en sirotant le dit réconfort, qu'il
passait en revue son plan d'assemblage.

Le Père Noël avait déterminé qu'il n'userait d'aucun tasseau, ni
équerre ou tout autre dispositif qui, quoiqu'assurant parfaitement
leur fonction de maintenir les planches horizontales d'une étagère,
donnaient, de l'avis du Père Noël, une touche disgracieuse à
l'ensemble. Tout de même conscient de son habileté menuisière, il
avait également écarté les solutions d'assemblage par tenons et
mortaises ou autres tourillons. Aussi avait-il résolu de visser
directement la tranche des planches horizontales à celles qui
servaient de montants verticaux en transperçant celles-ci de part en
part au moyen de vis suffisament longues pour venir se loger dans
l'épaisseur de celles-là. Il s'était muni à cette fin de vis en taille
et quantité idoine, ainsi que de clous, au cas où.

Et c'est réconforté que le Père Noël réunit clous, vis, marteau,
tournevis et vrille -- le Père Noël craignait toujours l'usage de la
perceuse électrique dont le foret tournant à une vitesse déraisonnable
entamait obstinément les trous à quelques millimètres du point où il
était sensé le faire.

Il prit soin de tracer d'équerre sur les plus longues planches les
traits de repères pour fixer les planches horizontales, puis divisant
chaque trait à intervalle régulier, marqua les points où viendraient
les vis. Il fit avec sa vrille les avant-trous aussi
perpendiculairement que possible. Nous avons déjà remarqué que,
lorsqu'il avait choisi le bois de ses futures étagères, le Père Noël
n'avait pas lésiné sur la robustesse. Cela lui avait semblé une
prudente option au vu de l'usage qu'il comptait faire de ses
étagères. À présent qu'il devait les percer à la seule force de sa
poigne, il ne pouvait s'empêcher de pester contre ce lui-même dont la
tendance à toujours vouloir en faire trop s'avèrait à nouveau. Et
c'est en nage qu'il termina sa tâche de perçage ; à l'issue de
laquelle, il éprouva à nouveau le besoin d'un petit réconfort sous
l'espèce d'une bière de pignons de pin dont il gardait toujours au
frais quelques chopines sur le rebord de la fenêtre de son bureau.

Pendant qu'il restituait à son métabolisme l'humidité perdue durant
l'effort fourni, le Père Noël envisagea la mise en pratique de
l'assemblage direct de ses planches. Pour ce faire, il lui faudra
maintenir à angle droit deux planches posées sur la tranche
pendant l'opération de vissage qui les solidarisera. S'il
appuyait l'une des planches contre les pieds du tabouret qui, par
bonheur, étaient verticaux, il pourrait placer l'autre de manière ad
hoc et visser le tout. Pour assurer la stabilité de la mise en place,
il pouvait s'arranger pour que la planche à fixer prenne appuie sur un
mur de manière à ne pas pouvoir bouger pas le vissage. Cela lui parut
une solution aussi simple qu'évidente.

Pour paraphraser le Poëte, la suite fut délectable et malheureusement
je ne peux en dire tous les détails, c'est regrettable, ça nous aurait
fait rire, et pas qu'un peu. En effet, le dispositif imaginé par le
Père Noël impliquait que les planches fussent posées au sol. De simple
et évidente, la solution devint, si l'on ose dire, tordue. Aussi,
c'est tantôt à plat ventre, tantôt plié en deux, tantôt assis de biais
quand ce n'était pas de face, une jambe méchamment repliée et l'autre
tendue selon un angle peu naturel vis-à-vis de la hanche que le Père
Noël se tordit et se contorsionna en grognant pour s'escrimer
longtemps du tournevis jusqu'à ce que moulu, perclus, il se redressât
péniblement et passablement essouflé après avoir serré la dernière
vis.

Sans même jeter un oeil sur le résultat de ses efforts le Père Noël
s'adjugea un grand verre de réconfort sous l'espèce d'un vin d'airelle
dont il conservait toujours un tonnelet à température dans le placard
de son bureau.

Son verre vidé en main, le Père Noël considéra d'un oeil qui passait
du perplexe à l'inquiet, les planches assemblées gisant devant le mur
contre lequel il fallait maintenant les dresser. Et c'est lui
tout entier qui vacilla sous la panique d'avoir à soulever son
assemblage pour le mettre en place. Il se versa machinalement un
nouveau verre de vin qu'il vida d'un trait et posa sur le tabouret pour,
dans le même mouvement, s'emparer presque rageusement des étagères
qu'il plaqua assez brutalement, doit-on dire, contre le mur.

Le souffle court, il se tint un moment, les deux mains appuyées contre
les étagères ce qui avait pour effet de les tenir encore plaquées au
mur. Lorsqu'il eut repris un peu de son souffle, le Père Noël, allègea
prudemment sa pression sur les étagères et fit deux pas, non moins
prudents, en arrière tout en levant des yeux emplis d'appréhension
vers sa réalisation.

Pour paraphraser à nouveau le Poëte, d'autant plus vaines étaient ses
craintes que cela tint. Se laissant tomber avec soulagement sur le
tabouret, le Père Noël se dit que toutefois, il demanderait l'avis de
son lutin Maître Menuisier avant d'utiliser ses étagères.