L'Histoire du Père Noël ----------------------- Le Père Noël l'avait bien noté que depuis quelques semaines le vieux Groïm qui le seconde dans sa tâche depuis leur sortie de l'école des Pères Noëls avait l'air préoccupé. Lui d'habitude si attentionné dans son travail semblait avoir l'esprit ailleurs, tourné vers quelques sombres pensées. Lui, si économe de ses actes, ne cessait d'aller venir, de compulser, recompulser ses fiches, de reprendre à n'en plus finir ses comptes. Décidément se disait le Père Noël, quelque chose ne va pas qu'il me faut démêler avec lui. Ce soir là donc, après qu'ils eurent réglé les affaires du jour et revu les étapes du rétro-planning de la Grande Livraison, le Père Noël invita son fidèle Groïm à venir s'assoir un moment au coin du feu pour déguster ce petit alcool de sapin dont il savait son compagnon friand autant que lui. Après avoir poussé le soupir d'aise appréciateur qui accompagnait toujours la première gorgée, le Père Noël dit à son vieux Groïm: « - Mon vieux Groïm... - Oui, Père Noël ? - Mon vieux et fidèle Groïm, j'ai bien noté que depuis quelques semaines tu as l'air préoccupé, quelque chose te turlupine. - Oui, Père Noël, » lâcha le vieux lutin dont la loquacité n'avait jamais été la principale qualité. Laissant couler quelques gouttes de liqueur de sapin le long de sa langue, le Père Noël songeait qu'il ne lui sera pas facile d'amener son vieux et fidèle Groïm à lui faire part de ses préoccupations. « - Ami, reprit le Père Noël, nous travaillons tout deux en bonne intelligence depuis tant d'années, tu ne dois rien me taire, surtout en cette période où nous devons mobiliser toutes nos forces pour assurer la bonne marche de la Grande Livraison. - Oui Père Noël, commença le vieux Groïm, ... - Ah, c'est assez! » s'emportat quelque peu le Père Noël. Sous le coups de l'émotion -- il n'était pas dans ses habitudes de parler aussi rudement à son principal collaborateur, ni à qui que ce fût d'ailleurs -- il vida d'un trait son verre et, pour se donner une contenance après cet éclat, entreprit de s'en servir un second. Comprenant que sa réserve coutumière n'était plus de mise, le vieux lutin vida également son verre et le tendit, l'air penaud, vers le Père Noël qui, l'air bougon, le lui remplit. « - Hum, hum fit le premier des lutins, je vois bien qu'il faut que je vous dise ce qui m'emplit le coeur et l'esprit au point de troubler notre vielle complicité. » Ici commença alors ce qui fut sans doute la plus longue période jamais prononcée par le zélé Groïm: « - Hé bien, depuis que nous avons pris la succession du Père Noël "Gélinotte des bois" (1), notre situation dans le monde a terriblement évolué. Alors que notre domaine d'activité concernait pour l'essentiel le Vieux Continent, que nos ateliers étaient centralisés dans les terres du Grand Nord où nous sommes encore vous et moi, que nos ressources provenaient des bois et des mines environnantes, que tout notre personnel vivait ici comme une grande famille de lutins, désormais, nous livrons des contrées équatoriales aux terres australes, nous nous approvisionnons des confins de la Sibérie au bout du Cap de Bonne Espérance, nous travaillons aussi bien avec les korigans de Celtie qu'avec les vieux esprits rêveurs de Papouasie. Notre expansion a permis d'apporter nos bienfaits à l'ensemble des enfants de cette planète mais elle nous a également amener à nous approcher de plus en plus du monde quotidien de l'Humanité. Pour passer inapperçus malgré l'ampleur grandissante de notre activité, nous nous avons mêlé la notre à la leur. Nous avons créé des sociétés écrans pous acquérir des matières premières. Nous empruntons leurs routes pour acheminer nos marchandises -- je ne parle pas bien entendu de la Grande Livraison qui doit se faire dans la tradition. Et il a fallu pour cela que nous manipulions de l'argent; beaucoups d'argent. Si nous avons pu, dans les débuts, nous dissimuler derrière l'Or des Nibelungens, la situation n'a pu durer et force nous a été de faire transiter nos fonds par leur système bancaire. » La voix de Groïm se fit comme un soupir pour dire ces derniers mots et le vieux lutin, fermant un instant les yeux, secoua sa vieille tête comme pour en chasser une triste pensée. Sentant qu'il n'en avait pas fini, le Père Noël l'encouragea doucement: « - Hé bien, mon bon Groïm, dis moi ce qui te pèse en tout cela. - Ah Père Noël, Père Noël, je n'ai jamais voulu vous embêter avec tous les détails de notre organisation, mais il me faut vous le dire aujourd'hui: je suis inquiet, très inquiet. Tout est devenu si vaste et si complexe que je ne sais plus ni par qui, ni comment sont fabriqués nos jouets; je ne sais plus par quel canal ils parviennent jusqu'à nous; je ne sais plus si demain l'un de nos fournisseurs ne disparaîtra pas sans prévenir; je ne sais pas même où est aujourd'hui notre trésor. Père Noël, je ne sais plus de quoi demain sera fait car je ne sais plus sur quoi nous nous appuyons aujourd'hui. Notre richesse est évanescente, nos ressources sont précaires. Tout semble pouvoir s'effondrer à tout instant, Père Noël. Voilà ce qui me rend si morose et angoissé. » Le Père Noël acueillit ces mots avec l'humble respect qu'ils imposaient. Il savait que son vieux compagnon ne parlait pas à la légère ou sous le coup d'une simple fatigue imputable au surmenage de fin d'année. Il savait exactement ce que Groïm voulait dire et il y avait déjà songé maintes fois. Il sourit en pensant que lui non plus n'avait pas voulu inquiéter Groïm en lui faisant part de ses propres préoccupations. Il n'ignorait pas combien complexe et fragile était devenue l'Histoire du Père Noël et qu'elle pouvait tout aussi bien finir à l'instant même sans qu'ils le sussent. Mais il avait résolu cette inquiétude et c'est avec une émotion bienveillante qu'il se pencha pour toucher le bras du vieux lutin et murmurer: « - Brave et fidèle ami, notre richesse, nos ressources... elles reposent sur la valeur la plus sûre qui soit. Elles reposent sur le rêve que font les enfants. » -------- (1) les promotions de Père Noël ont l'usage de se désigner par des noms d'oiseaux. Le Père Noël actuel est "Mésange boréale".